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Clément CAMBOURNAC

Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC"poilu" de la Grande Guerre

Y penser toujours, n'en parler jamais
contexte0

Le malheureux Pradel est très mal ; Vallée ne va guère mieux.

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23 fév.

Au lever, nous allons visiter le village assez intéressant ; très belle église, d’où on découvre un panorama splendide : la vallée de la M(euse) inondée ; une immense nappe d’eau couvrant les champs et les prairies ; ça et là quelques saules émergent ; en face de nous des hauteurs boisées qui dominent le village de D(ieue). De temps à autre un obus éclate dans la rivière soulevant une gerbe d’eau. (Dans la journée) Nous trouvons une salle de popote dans un café abandonné ; l’avant-veille, un obus est tombé en face, tuant une jeune fille. Dans la journée nous apprenons qu’un Zéppelin a été descendu vers Revigny par nos canons. Nous apprenons aussi que l’attaque des Boches a eu jusqu’ici peu de résultats. Vu le bistro de l’endroit. Dans la soirée les obus se rapprochent de plus en plus du cantonnement ; pendant que nous dînons, l’un d’eux éclate à quelques mètres de notre fenêtre ; nous jugeons à propos de filer ; devant nous, nous voyons des brancardiers qui vont s’abriter, nous les suivons, on nous dit qu’il n’y a pas de blessés ; puis brusquement on annonce que Villedieu, Pradel ont été touchés par un autre obus qui a éclaté au même endroit ; nous nous précipitons à leur secours ; Pradel a reçu un gros éclat dans le cou ; Lafont lui fait son pansement croyant que c’est moi qui suis blessé ; il n’en est heureusement rien ; à côté de lui je panse le brave Vallée qui a eu les 2 jambes broyées ; Villedieu et Trincal sont moins touchés. Nous les emportons à l’ambulance ; là Buy me désigne pour les accompagner à l’hôpital de campagne. Le malheureux Pradel est très mal ; Vallée ne va guère mieux. Nous arrivons à l’hôpital ; les médecins (Loubeyran de Montpellier) s’occupent aussitôt de Pradel ; sa carotide et son larynx ont été épargnés ; il peut s’en tirer. Mais hélas le pauvre Vallée épuisé par la perte de sang se trouve de plus en plus mal ; on l’ampute immédiatement de la cuisse gauche ; je surveille avec angoisse son pouls qui devient de plus en plus faible ; je l’encourage de mon mieux, aidé par un prêtre infirmier, l’abbé Pruidtz. Hélas, malgré tous les éfforts des chirurgiens, il rend son âme à Dieu. Pauvre cher Vallée ! Lui qui était si bon, si généreux, si gai quand les autres étaient tristes pour les mettre en bonne humeur, si dévoué pour les blessés, le voilà étendu sans vie, tué stupidement loin de l’ennemi dans un prétendu cantonnement de repos. Son héroïsme lui eut mérité une mort plus glorieuse ! Nous le regretterons tous et son souvenir vivra toujours parmi nous. Villedieu et Trincal peu gravement blessés sont pansés ensuite. Je quitte l’hôpital le coeur gros pour retrouver l’auto qui m’attend ; à mesure qu’elle m’emporte sur la route couverte de neige vers ce sinistre village où a été tué un de nos meilleurs amis, je suis envahi de sombres pressentiments. Dieu veuille nous protéger et nous éviter des scènes aussi pénibles que celles de ce soir. Pour mes parents, pour ma famille, préservez moi de la mort ; préservez les braves gens qui souffrent et travaillent avec nous. Mes camarades et les off. sont logés dans une cave ; je leur annonce la triste nouvelle. Je vais ensuite à notre ancien cantonnement où plane un silence tragique ; les brancardiers l’ont évacué ; mon tampon m’a pris mes couvertures et me voilà obligé de passer la nuit dans de piètres conditions. Heureusement que mon brave ami Lafont vient à mon secours. Nuit triste s’il en fut ; toutes les 10 minutes, un obus éclate avec fracas dans les environs ; pas d’autres victimes heureusement.

24 fév.

Levé à 5 h.1/2. Je me mets à la recherche de Maillard pour lui annoncer la mort de son ami ; impossible de le trouver. Je rencontre mon ancien condisciple de Lille, Martin médaux à un CVAS. Son colonel nous invite à déjeuner ; matinée tout à fait maussade. Après déjeuner avec Lafont et quelques brancardiers de la 4, je vais assister à l’enterrement de Vallée. À notre retour, arrive l’ordre de départ pour B. Nous partons à 4 h. longue marche dans un pays extrèmement triste. Contre-ordre ; nous nous arrêtons finalement à B., où grâce à Jean nous trouvons un riche cantonnement.


 

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