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Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC, "poilu" de la Grande Guerre |
Y penser toujours, n'en parler jamais |
Mon bien cher Jean,
Merci de tout coeur de ta bonne lettre que je viens de relire pour la Nième fois depuis ce matin où je l'ai reçue. Je suis désolé de t'avoir causé autant d'inquiétudes ; enfin je sais du moins que tu es rassuré sur mon compte. Vers le début de septembre, tout le groupe -dont je ne faisais pas encore partie- a été fait prisonnier avec une ambulance. Le lendemain, la plus grande partie était délivrée par nos troupes ; les autres emmenés en Allemagne ont été ensuite libérés et sont actuellement à Perpignan ; nous sommes partis le 13 octobre pour remplacer les médecins auxiliaires eux prisonniers, un tué. J'auraisdû parler de cela sur mes lettres ; c'était un détail assez important. Et surtout j'aurais dû me douter que cela pouvait causer de sérieuses inquiétudes à mon sujet. Mais -le diable en est certainement cause- l'idée ne m'en est jamais venue. Pardonne-moi de t'avoir donné des idées noires pendant quelques jours ; je n'en valais pas la peine. Je compte une fois de plus sur ton bon coeur.
Ta lettre m'a montré que tu es toujours l'ami excellent qui ne m'a jamais mesuré son dévouement et dont l'affection m'a été si souvent d'un précieux secours. Notre amitié déjà scellée d'une façon définitive en maintes circonstances sera encore consolidée, si cela est possible, par cette séparation.
Je te remercie bien sincèrement de m'avoir envoyé ta photo. Tu es superbe dans ton uniforme de matelot. Ah! que j'ai été heureux de te revoir en effigie en attendant de revoir l'original. Je l'ai embrassée plusieurs fois en lisant ta lettre ; nous ferons campagne ensemble et aux heures tristes -il y en a parfois forcément- il me semble qu'un regard jeté sur elle produira sur moi l'effet du meilleur encouragement.
Jean SERRET (1895 - 1953)
Je te félicite de la façon dont tu comprends tes fonctions d'infirmier. Tu es extrèmement utile et tu as souvent l'occasion -je vois d'ailleurs que tu la saisis au vol- de faire un bien immense à tes pauvres blessés. Tu trouveras auprès d'eux de grandes consolations qui te guériront du spleen. Je connais cet état d'esprit qui a été le mien. Ne te laisse pas envahir par toutes ces idées noires ; s'il ne t'est pas toujours possible d'entrer dans une église, tu peux du moins chercher à te consoler par la prière, en attendant que tu ailles retremper ton courage dans ta famille.
Je crois que tu pourras venir à la 37e division ; mais je te supplie de ne faire aucune démarche pour partir vers le front, si tu as la quasi certitude de pouvoir passer toute la guerre à Rochefort. Pour mener peut-être une vie plus intéressante, tu t'exposerais à des dangers parfois sérieux et surtout tu causerais beaucoup de peine à tes parents. Avec cela tu serais bien moins utile. Donc, comme je te l'ai déjà dit, dès que tu te croiras à la veille de filer, je ferai l'impossible pour que tu viennes à la 37e, mais à ce moment là seulement.
Ma vie est toujours à peu près la même ; nous avons fort peu de travail, les engagements étant actuellement assez rares. On attend les beaux jours. Dans 2 mois, ça va chauffer certainement.
Nous avons
célébré assez bien le début de la nouvelle
année. Nous avons boulotté, bu, chanté,
fumé (moi comme les autres ainsi que dans toutes les grandes
circonstances), rigolé jusqu'à 23 heures. ?9 heure de
l'hotel de ville de C.... où j'étais allé la
veille prendre l'heure. A 0 heure du 1er janvier 1915, l'année
de la victoire et de la paix, on a pressé le déclancheur
de mon appareil photo pour un cliché des plus pittoresques ;
puis on a entonné la Marseillaise et le Chant des Girondins ;
une bonne roupillante là dessus et la vie reprend son cours
normal. Elle te paraîtra intéressante peut-être par
cette description, mais ne crois pas qu'il en soit toujours ainsi, bien
que nous soyons pour le moment assez tranquilles. On s'ennuie un peu
les jours de repos ; nous jouons aux cartes, nous nous ingénions
à tuer le temps, nous aménageons luxueusement le palais
qui nous sert d'habitation et dont je t'enverrai la photo ; nous
l'avons fait construire par nos brancadiers et nous avons
nous-même fait l'installation ; je te recommande en particulier
l'intérieur qui est mon oeuvre.
Je fais pas mal de photos dont la collection sera, je crois, assez intéressante après la guerre. Je t'enverrai d'ici celles qui pourraient t'intéresser.
Il ne m'est pas arrivé de quelques jours d'aventure trop désagréables. Ne te fais pas de bile à mon sujet ; je cours évidemment quelques risques cependant tant que nos troupes n'avancent pas, je ne suis pas trop en danger. J'ai toujours confiance dans la Providence et j'ai le ferme espoir de faire bientôt avec toi de bonnes manilles, de longues parties de billard et d'interminables promenades en auto.
Mon frère est en Alsace où il ne se fait pas trop de bile, à lire ses lettres. Il a la chance de voyager plus que moi qui suis resté près de 3 mois au même cantonnement.
T'ai-je dit que parmi nos brancardiers il y a un neuveu de ton ami Fimstler (?).
Mes amitiés à Moulis. Ecris-moi souvent, je t'écrirai comme jusqu'ici tous les 4 ou 5 jours.
Je demande à Dieu dans mes prières que tu restes à Rochefort pendant toute la guerre, malgré tout le plaisir que j'éprouverais à te voir à la 37e.
Adieu, mon cher Jean, permets à ton vieil ami de t'embrasser bien affectueusement
Clément