entete

Clément CAMBOURNAC

Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC"poilu" de la Grande Guerre

Y penser toujours, n'en parler jamais
contexte53 En décembre, les armées alliées contre-attaquent sur toute la longueur du front allant de Nieuport à l’ouest jusqu’à Verdun à l’est, mais ne gagnent aucune victoire décisive. La « mêlée des Flandres » marque la fin de la guerre de mouvement et des combats à découvert sur le front occidental, qui se stabilise sur près de 800 km.

la religion est bien la véritable école de l'héroïsme

texte53
5 décembre 1914

Mon bien cher ami, 

J'ai reçu hier soir ta bonne lettre et elle m'a causé une immense joie ; je n'avais pas de tes nouvelles depuis le début de septembre et dans les circonstances que nous traversons, trois mois c'est bien long. J'espère que le service postal va s'améliorer et que nous pourrons correspondre plus régulièrement ; pour ma part, je te promets de t'envoyer au moins un petit mot tous les 4 ou 5 jours et le plus souvent possible une longue lettre. Je te demande en retour, comme tu me le promets, de m'écrire souvent et longuement ; il y a parfois de bien mauvais moments dans la vie de campagne et si on vient de lire ou de relire une bonne lettre qui vous apporte un peu d'air du pays et de chaude amitié, on se sent bien réconforté et prêt à tous les sacrifices.

Permets-moi tout d'abord de te féliciter chaleureusement d'avoir offert tes services à la patrie avant qu'elle te le demande. Alors que tes camarades de la classe 15 sont encore bien tranquilles chez eux, tu peux te vanter à juste titre d'avoir été très utile. Je n'ai été vraiment content de moi que lorsque j'étais à Perpignan dans un hôpital ; ici, je mène une vie bien plus variée et plus intéressante mais je joue un rôle bien moins utile. C'est ce que me disaient mon frère et mes blessés ; je ne les croyais qu'à moitié et je vois maintenant qu'ils avaient entièrement raison. Je fais ici absolument tout ce qu'on demande de moi et je me rends compte que je ne suis pas bien utile ; je m'en console en songeant qu'il n'en sera pas de même lorsque nos troupes avanceront. D'ailleurs, de toute façon, je ne regrette pas d'être parti volontaire ; mon âge ne me permettait pas de rester, il fallait à tout prix que je fasse campagne d'une façon un peu plus active. Il n'en est pas de même pour toi ; je te conseille de rester à Rochefort, si cela t'est possible ; nos chers blessés y gagneront et tu éviteras à tes parents de gros soucis. Ton galon rouge -qui, je l'espère, avant la fin de la campagne se sera dédoublé ou même aura changé de couleur- te mettra à l'abri des petits ennuis inhérents à la vie de garnison, et je suis certain qu'après la guerre tu ne regretteras pas d'avoir agi ainsi.

Si, d'ici 3 ou 4 mois, au printemps, tu prévois qu'on va te faire partir pour le front, ce qui me surprendrait, mais alors seulement, si tu préfères venir à la 37e qu'aller dans une formation quelconque, préviens-moi le plus vite possible et je tâcherai de te faire demander par mon médecin-chef. J'en serai très heureux, inutile de te le dire, mais pour le moment, si tu veux m'en croire, n'envisage même pas cette hypothèse.

Ne me plains pas trop ; la vie que je mène n'est pas très fatigante ; en fait de marches nous n'avons à parcourir que la distance d'un poste de secours à l'ambulance, ce qui est assez peu ; j'allonge souvent  à dessein ; nous sommes en pleine forêt et j'adore de me promener des heures durant, seul, dans les bois ; quand je suis de service, je laisse partir mes brancardiers avec le sergent et je vais les rejoindre au poste de secours en passant à travers bois, me guidant seulement d'après la direction du poste. Ah ! que je serai heureux, dans quelques années, quand je serai jeune médecin, de venir visiter ces lieux témoins de mes premiers...... faits d'armes ; je le ferai, bien entendu, en auto et tu seras là, je l'espère, pour me remplacer de temps en temps au volant ! 

Je supporte assez bien les rigueurs de la température ; j'ai dans les veines du sang de montagnard et le froid ne me touche pas trop. D'ailleurs, j'ai pu me munir de vêtements chauds à la ville voisine dont les magasins sont assez bien montés (?) ; depuis ces jours derniers, par dessus le marché, on distribue des cache-nez, passe-montagnes, etc... Je me borne à lire les petis papiers glissés dedans par les mains qui les ont tricotés ; c'est parfois très rigolo ; un de mes brancardiers, aussi rossard que possible, a reçu un cache-nez avec ce petit mot qui tombait décidément bien mal "Le monde entier vous admire" ; c'est surement la 1ère fois que quelqu'un éprouve à son égard de pareils sentiments.

cabaneNous avons fait construire par nos brancardiers une superbe cabane dont je t'enverrai la photo sans tarder, dès que je l'aurai faite.. car je dois te dire que je me suis payé, avec ma solde -j'ai interdit à mes parents de m'envoyer un sou avant la paix- un appareil à photo et j'espère pouvoir te montrer à la fin de la guerre une belle collection de souvenirs. Je reviens à ma cabane ; elle est donc de toute beauté, avec chambre à coucher et cabinet de travail où on passe ses jours de repos à jouer la manille, à chanter, à rire comme des fous.

Nous avons 3 jours de service sur 6 ; ces jours-là, je pars à 7 heures, pendant que ma section, sous la conduite d'un sergent prend les devants, j'erre à l'aventure dans les bois pendant 2 heures ; je vais m'installer dans un petit patelin où se trouve un poste de secours ; s'il n'y a pas de casse, rien à faire ; s'il y a une attaque on s'occupe de faire porter les blessés à l'ambulance et on va les chercher sur le champ de bataille car les brancardiers régimentaires ne sont pas assez nombreux dans ces circonstances. J'ai eu la chance d'assister de cette façon à une attaque très violente des Boches (c'est ce jour-là que je t'ai écrit ma dernière lettre, après l'action et je t'en ai dit un mot) qui a eu les honneurs du communiqué officiel et qui a été racontée de multiples manières par tous les journaux.

Je n'ai pas couru jusqu'ici très souvent de risques sérieux : quelque peu le jour de cette attaque, puis une semaine après où dans la même journée, j'ai été arrosé le matin par des 77 et le soir par des 150 dont l'un a envoyé deux gros éclats à 2 mètres de moi ; mais ce matin, j'ai, bien malgré moi, battu mon record ; j'allais rejoindre mon poste, tranquille pour quatre, lorsque me trouvant à la lisière d'un bois, j'entends siffler un obus qui venait bien dans ma direction et semblait prêt d'éclater -on le sent très bien ; je me précipite dans un abri naturel creusé sur le bord du chemin ; bien m'en a pris ; l'explosion s'est produite juste au-dessus et les balles de shrafuelles (?) pleuvaient dru tout autour de moi ; dès que ça a été fini, je me suis replié en bon ordre sur un autre chemin moins bien repéré et on m'a laissé en paix.

Ne crains pas que je fasse des imprudences ; je suis décidé à faire tous les sacrifices, mais à condition qu'ils soient utiles , les fanfaronnades, ce n'est pas mon affaire. Comme j'ai confiance dans la Providence je ne crains pas trop pour ma peau.

Angèle dont j'ai dû te parler sur ma précédente lettre est affecté à un régiment de la 37e ; nous avons fait ensemble qqs expéditions et éprouvé qqs petites émotions ; nous avons même fait un 100 mètres en vitesse en terrain plat et découvert à 200 mètres des Boches ; et, chose extraordinaire, ils n'ont pas tiré ; ont-ils vu notre brassard ? Nous allons ensemble aux tranchées de 1ère ligne, voir les lignes boches à la lorgnette ; nous faisons même mieux, bien mieux !

J'ai appris comme toi avec beaucoup de tristesse la mort de notre cher Labat ; je l'ai su fin septembre par un de ses soldats que j'ai soigné à Perpignan et qui m'a dit combien il avait été regretté des ses hommes. Il nous a montré le chemin du courage et de l'honneur ;nous n'avons qu'à imiter son exemple ; il a prouvé, comme beaucoup d'autres que la religion est bien la véritable école de l'héroïsme.

Clément CambournacTu recevras ci-joint ma photo faite il y a 2 mois au début de la campagne ; j'ai cru te faire plaisir en te l'envoyant ; faut tout prévoir, dans le cas toujours possible où tu ne reverrais pas l'original !! Je te demande en retour avec insistances de m'envoyer ta photo et si possible en matelot ; j'y compte d'une façon certaine pour ta prochaine lettre. Je t'envoie aussi une photo qui est mon oeuvre et où je suis entouré des prêtres aveyronnais de la formation.

Ne te préoccupe nullement de mes bouquins ; je n'en ai aucun besoin.

Mon frère est actuellement à peu près au repos ; je reçois de ses nouvelles tous les 2 ou 3 jours ; il passe du bon temps comme moi. D'ailleurs il ne court pour le moment qu'assez peu de dangers. Comme je le vois d'ici passant, comme je le fais les jours de repos, la nuit à dormir et la journée à s'exciter au sommeil !

Ecris-moi souvent ; parle-moi de ta vie à l'hôpital ; j'espère que tu es tout à fait habitué à tes nouvelles occupations qui, j'en suis sûr, doivent te passionner. Supporte de bon coeur les petits ennuis résultant surtout du manque d'indépendance ; nous en sommes tous là ; nous avons tous quelques sacrifices à faire et je sais que tu accepteras volontiers ta part.

J'ai assisté à plusieurs reprises à la messe en plein air non loin des lignes ; il y a quelques jours, en particulier, nous étions à peine à 100 mètres des boches qui se chargeaient avec leurs mitrailleuses et leurs obus de la partie musicale. De nombreux soldats et officiers y assistaient ; c'était d'autant plus émouvant que l'autel était dressé au milieu du petit cimetière où dorment 30 ou 40 de nos camarades moins heureux que nous. Après l'absoute, chacun a regagné son poste, réconforté et prêt à faire son devoir.

A ma section, il y a toute une tapée de prêtres qui sont pour moi autant d'amis ; je ne risque pas de mourir sans confession. Grâce à eux, nous avons la messe presque tous les matins dans des locaux improvisés et cela me permet de faire la Sainte Communion plusieurs fois par semaine.

Adieu, mon cher Jean, à bientôt une longue lettre avec ta photo.

Ton ami qui t'embrasse de tout coeur

C.Cambournac

Journal au 5 décembre



 

page suivante