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Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC, "poilu" de la Grande Guerre |
Y penser toujours, n'en parler jamais |
Bien cher ami,
Je rentre à l'instant de service ; ainsi que te l'a appris ma dernière lettre il y a eu attaque le 21. Nous avons eu l'occasion d'entendre de la belle musique et de voir du beau travail surtout d'artillerie ; une batterie lourde a démoli en 7 coups de canon un tour en béton armé, situé à 6 kilomètres des lignes boches, et qui constituait un observatoire merveilleux ; quelques minutes après, elle anéantissait une batterie d'artillerie lourde boche. Les attaques d'infanterie ont eu pour résultat la prise de quelques tranchées que les Allemands ont tenté mais en vain de reprendre. Nous avons eu pas mal de blessés mais les Boches en ont eu certainement davantage. J'ai pu de cette façon me rendre utile en soignant nos chers blessés.
Les 2 ou 3 jours suivants, calme relatif ; le 23, je suis rentré au cantonnement toujours au même endroit, notre avance ayant été importante stratégiquement mais minime kilométriquement (!!!) parlant. Le 24 à 7 heures du soir j'allais rejoindre mon poste de secours à travers des chemins presque impraticables, lorsque les Boches ont tenté une contre-attaque. Les balles nous arrivaient d'une distance de 1000 mètres ; j'étais avec un de mes brancardiers ; nous avons dû nous mettre quelques instants derrière un arbre pour laisser passer la rafale ;c'est la plus belle fusillade que j'ai encore entendu. Les balles passaient en sifflant autour de nous, coupant des branches. Nous avons dû attendre une demi-heure pour que cela ralentisse un peu. Le lendemain, journée calme : on se préparait à fêter la Noël. On l'a fait dignement. Je suis rentré de service avec ma section vers les 9 heures du soir par une nuit très froide mais claire ; on n'entendait que quelques rares détonations ; les canons se taisaient. A minuit, Messe dans un décor splendide : une carrière entièrement souterraine qui avait été il y a quelques mois occupée par les Boches ; de vastes galeries où la voix prenait un timbre particulièrement grave, des autels en bois entourés de drapeaux, comme officiants des prêtres-soldats, une nombreuse assistance de soldats et d'officiers dont un grand nombre a fait la Sainte Communion, des cantiques +- guerriers chantés par toutes ces voix dont les accents n'avaient jamais été plus sincères. Je garderai toute ma vie le souvenir de cette émouvante cérémonie.
Après la fête de l'âme, comme de juste, le joyeux réveillon. On a eu vite fait d'oublier que nous sommes en guerre ; on a bu, boulotté, ri, chanté comme des fous, tout en restant bien entendu dans les limites de la juste raison. J'ai.... fumé un cigare, comme... dans toutes les grrrandes circonstances. Nous avons tout terminé par quelques airs méridionaux, le chant de la Marseillaise.
Le lendemain à 8 h. grand branle-bas ; nouvelle attaque française ; ma section était envoyée en renfort et nous avons eu une réédition de la journée du 21 ; nos troupes ont pris quelques autres tranchées ; il n'y a pas eu beaucoup de casse de notre côté ; encore un effort et nous aurons en notre possession un plateau d'où on rendra les positions boches intenables.
Le 26, calme relatif ; j'en ai profité pour aller faire un tour aux tranchées avec un de mes amis ; nous avont été d'ailleurs copieusement arrosés de marmites. Nous avons poussé jusqu'aux avants-postes à 30 mètres des Allemands, mais ces brutes là se sont bien gardées de sortir le nez.
On est venu me relever ce matin et je vais prendre une journée de repos complet. Tu vois un peu par ce récit quelle est ma vie ; ce n'est pas toujours ainsi ; s'il n'y a pas d'attaque, nous faisons notre service bien tranquillement sans courir beaucoup de risques bien que parfois très rapprochés des lignes.
J'attends avec une vive impatience une longue lettre me parlant de ta vie à Rochefort ; je suis persuadé que tu t'y rends très utile en prodiguant tes soins à nos braves blessés. Ta tâche est très belle : tu peux d'abord par ton dévouement hâter leur guérison ; tu peux surtout par un mot aimable, par une attention, faire un bien immense à ces malheureux à qui la souffrance physique ajoutée parfois à d'autres chagrins a enlevé tout ressort. Une parole, un geste désintéressé suffit souvent à les remonter. Ah! n'envie pas ma place. Je mène une vie intéressante mais combien moins utile que la tienne, tant que nos troupes n'avanceront pas du moins.
Ma lettre ne t'arrivera pas avant les premiers jours de janvier. Je puis donc sans anticiper, t'offrir mes meilleurs voeux pour l'année 1915, celle qui verra, je l'espère, la signature d'une paix glorieuse pour la France. Bonne santé, brillants succès pour l'avenir -la guerre ne durera pas éternellement- bon courage pour supporter les petits ennuis de la vie militaire. Que Dieu te récompense du bien que tu m'as fait, de celui que tu fais maintenant à tes blessés.
Je te demande de m'écrire souvent, et aussi longuement que possible ; je suis bien exigeant, mais c'est encore là pour toi une occasion de faire le bien et je suis sûr que tu la saisiras.
Permets-moi de t'embrasser bien cordialement en te souhaitant : bon courage, bon entrain et beaucoup de patience ; il en faut pour la vie de garnison.
Ton fidèlement dévoué
C. Cambournac
Voilà ma nouvelle adresse : méd. aux.
Brancardiers divisionnaires
secteur postal 132