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Clément CAMBOURNAC

Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC"poilu" de la Grande Guerre

Y penser toujours, n'en parler jamais
contexte0

j'éprouve un malin plaisir à leur prouver qu'il y a plus courageux qu'eux

texte58
13 février 1915

Mon bien cher Jean, 

Tu me demandes de te pardonner ton retard ; il t'est acquis d'avance, bien entendu, car je sais par expérience ce qu'a d'énervant la vie de garnison. Je souhaite cependant que tu m'écrives un peu plus souvent ; je vois avec le plus grand plaisir que tu as pris ton parti de la vie d'infirmier ; par conséquent tu auras un peu plus de courage pour prendre la plume ; tu le feras sûrement, en songeant à l'immense joie que j'éprouverai à reconnaître ton écriture et à te lire. J'ai été fort heureux d'apprendre que tu avais enfin obtenu gain de cause et que tu avais eu la chance de passer la Noël en famille. Puisses-tu célébrer dans les mêmes conditions le Carnaval et Pâques. Je suis sûr que jamais le contact de la famille ne t'avait paru si chaud, si réconfortant, parce que tu n'en avais jamais été si longtemps privé. J'ai lu avec délices le récit de ta soirée aux Coqs Rouges, à ce bon Bistro (?) auquel je suis attaché par tant de souvenirs ; merci des bonnes nouvelles que tu m'en donnes, en particulier au sujet de notre cher Laffon dont j'ai appris la nomination au grade de sous-lieut(enant). Je ne te reproche qu'une chose, c'est d'avoir trop parlé de moi. Tu es enfin tout à fait habitué à ta nouvelle existence et tu en apprécies les charmes, je ne saurais trop te féliciter de la comprendre de si belle façon ; surtout, n'en rejette pas le mérite sur moi ; il est tout pour toi. Ton bon coeur guérira beaucoup de blessures morales pendant que ta main pansera les blessures physiques. En outre, tu échapperas à l'abrutissement où conduit la vie de campagne ; au point de vue médical, tu apprendras beaucoup de choses ; et par-dessus tout, tu auras la conscience d'avoir fait ton devoir. Je ne puis que te dire : fais comme le nègre, continue.

Cendré n'est pas très enthousiaste, me dis-tu. Il s'y fera lui aussi ; il n'est pas seul à faire des travaux qui ne lui étaient pas familiers ; ce serait trop beau d'utiliser judicieusement les aptitudes de chacun, au moment où je t'écris, en face moi, un étudiant en médecine de Besançon à 8 inscriptions, fume paisiblement sa bouffarde ; son travail consiste à charger les blessés sur les voitures, à porter des brancards ; ce n'est pas palpitant quand on le fait depuis plus de 4 mois ; il aurait les mêmes raisons de se plaindre. Aujourd'hui, il n'y a pas beaucoup de travail et je l'ai invité à passer la journée avec moi, dans "mes appartements". Je suis en effet fort bien logé, bien qu'à 800 mètres des Boches, tout au plus. Lorsqu'il n'y a pas de bombardement tout va comme sur des roulettes. Du reste, même dans ces occasions là, ce n'est pas terrible ; on s'habitue à tout ; ce matin, juste à mon arrivée, ils ont envoyé une dizaine d'obus à une quinzaine de mètres de mon palace qui n'a rien reçu et qui tient encore bon. Depuis tout est calme ; ce soir j'irai aux tranchées saluer Messieurs les Boches installés à l'extrémité d'un bourg dont nous tenons presque toutes les maisons ; ce n'est d'ailleurs qu'un monceau de décombres ; tout a été démoli ; les rues sont coupées de tranchées, c'est très pittoresque ; à 40 mètres de notre 1ère ligne, derrière les murs d'un petit cimetière désormais historique, les sentinelles allemandes nous guettent, prêtes à nous tirer comme sur des lapins. pigeon voleCertains officiers combattants sont +- prévenus à notre égard ; ils ne croient pas un médecin capable de courage ; aussi j'éprouve un malin plaisir, quand je vais aux tranchées à leur prouver qu'il y a plus courageux qu'eux ; j'avoue que je n'ai pas été souvent aussi heureux qu'il y a quelques jours où me trouvant avec 2 lieutenants de zouaves, nous avons été salués par une volée de 150. Au 1er obus, mes 2 lascars se sont repliés à une allure que je n'ai pas songé à suivre ; je ne les ai rejoint dans leur cave que quelques minutes après pour jouir de leur déconfiture. Il y aura des préjugés à détruire après la guerre ; je me charge d'y contribuer pour ma part.

Le moral de nos troupes est bon par ici, comme d'ailleurs sur tout le front, je crois. Tout le monde est impatient que la marche en avant reprenne.

Ne te fais pas de souci à mon sujet ; je ne cours aucun danger lorsque je suis au cantonnement situé à plus de 3 Kilom. des lignes ; l'autre jour, il est tombé 4 ou 5 obus ; c'étaient les premiers depuis 3 mois. Les jours de service, c'est différent ; mais cependant, ce n'est rien de terrible, si on ne fait pas d'imprudences et tu sais que je suis incapable d'en faire ; notre rôle ne comporte pour le moment rien de périlleux.

Mon frère est toujours en excellente santé et ne se fait pas plus de bile que moi, ce qui n'est pas beaucoup dire.

Je te remercie de m'avoir expédié les 2 n° de Cocorico ; l'abbé Adone m'en avait envoyé un. J'ai lu tout cela avec le plus vif intérêt.

Adieu, mon bien cher Jean, je t'embrasse bien affectueusement.

Clément

Voudrais-tu me donner l'adresse de Cendrès ? Je t'envoie ci-joint une photo représentant le chargement d'une voiture d'ambulance et d'une brouette porte-brancards (tu verras à la hauteur de l'essieu des roues le brancard supportant un blessé) sour la surveillance de Bibi-Solo. Je te recommande l'allure tout à fait.... schématique de quelques uns de mes brancardiers. Je vais probablement envoyer ce document à l'Illustration, peut-être y paraitra-t-il sans tarder.

Journal du 13 février

 

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