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Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC, "poilu" de la Grande Guerre |
Y penser toujours, n'en parler jamais |
Mon bien cher Jean,
Il y a bien longtemps que je n'ai reçu de tes nouvelles et que je ne t'ai donné des miennes ; cela donne à croire que ces points d'orgue dans notre correspondance sont inévitables ; je crois cependant que celui-ci a assez duré ; puisse-t-il être le dernier.
Depuis ma dernière lettre cad depuis les premiers jours de septembre, nous avons mené une vie assez mouvementée. Nous avions eu 1 mois et 1/2 de repos ; je rentrais de permission. On nous envoie occuper un secteur ; nous étions cantonnés bien en arrière des lignes, n'ayant encore aucun service à assurer. Malheureusement les Boches ont eu la mauvaise idée de nous bombarder d'une façon à peu près continuelle. En une fois, ils ont blessé 6 de nos brancardiers dont un mortellement ; une autre fois, ils ont blessé notre aide-major, un offiicier, 3 de mes camarades médecins auxiliaires et 6 brancardiers dont l'un est mort qqs jours après. Deux de mes camarades ont été assez légèrement blessés ; ils sont en train de reprendre des forces dans les Pyrénées ; l'autre très grièvement blessé (plaie abdominale avec éventration) soigné et opéré presque sur-le-champ a pu s'en tirer et il est actuellement en bonne voie de guérison après s'être cru perdu.
J'ai eu, pour ma part, une veine insensée ;
l'obus qui a blessé mes 3 camarades est tombé plus
près de moi que d'eux, cad à 2 mètres environ, et
je n'ai pas eu une égratignure. Avec quelle ferveur j'ai
remercié la Providence de m'avoir ainsi préservé.
Il s'en est fallu de peu que tu ne revoies pas le fils de mon
père ! Sur ces entrefaits, arrivent les attaques. Il a fallu,
avec ce groupe de brancardiers mutilé, organiser un service et
faire un travail bien plus considérable et dangereux que ce
qu'on avait fait jusque-là. Le médecin-chef arrivé
au groupe qqs jours seulement avant l'attaque m'a chargé d'abord
d'une moitié puis de la totalité du groupe ; je me suis
trouvé à la tête de 150 brancardiers qu'il
fallait surveiller, commander, encourager, sans compter les voitures
d'ambulance qu'on m'a données. J'ai mené pendant 15 jours
une existence épouvantable ; je ne crois pas avoir passé
dans ma vie une journée plus atroce que le -- septembre ;
j'étais seul pour panser, évacuer des centaines de
blessés ; la nuit a été dans le même style ;
je t'assure que dans ces circonstances on ne songe guère aux
obus ou aux balles, lorsqu'on voit tous ces malheureux qui vous
supplient de les soigner, de les faire partir ; il faut avoir
l'âme trempée par une année de campagne, pour ne
pas perdre tout son sang-froid. Au cours des attaques, nous avons eu
encore malheureusement des blessés et plusieurs morts parmi
lesquels notre aide-major arrivé 3 ou 4 jours avant. Cette vie a
duré pendant une dizaine de jours, après quoi nous avons
eu une période moins troublée et enfin depuis une
quinzaine de jours nous sommes au repos complet dans un charmant
village d'où on entend à peine le canons dans le lointain.