entete

Clément CAMBOURNAC

Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC"poilu" de la Grande Guerre

Y penser toujours, n'en parler jamais
contexte0

J'ai eu, pour ma part, une veine insensée

texte64
23 octobre 1915

Mon bien cher Jean, 

Il y a bien longtemps que je n'ai reçu de tes nouvelles et que je ne t'ai donné des miennes ; cela donne à croire que ces points d'orgue dans notre correspondance sont inévitables ; je crois cependant que celui-ci a assez duré ; puisse-t-il être le dernier.

Depuis ma dernière lettre cad depuis les premiers jours de septembre, nous avons mené une vie assez mouvementée. Nous avions eu 1 mois et 1/2 de repos ; je rentrais de permission. On nous envoie occuper un secteur ; nous étions cantonnés bien en arrière des lignes, n'ayant encore aucun service à assurer. Malheureusement les Boches ont eu la mauvaise idée de nous bombarder d'une façon à peu près continuelle. En une fois, ils ont blessé 6 de nos brancardiers dont un mortellement ; une autre fois, ils ont blessé notre aide-major, un offiicier, 3 de mes camarades médecins auxiliaires et 6 brancardiers dont l'un est mort qqs jours après. Deux de mes camarades ont été assez légèrement blessés ; ils sont en train de reprendre des forces dans les Pyrénées ; l'autre très grièvement blessé (plaie abdominale avec éventration) soigné et opéré presque sur-le-champ a pu s'en tirer et il est actuellement en bonne voie de guérison après s'être cru perdu. 

obusJ'ai eu, pour ma part, une veine insensée ; l'obus qui a blessé mes 3 camarades est tombé plus près de moi que d'eux, cad à 2 mètres environ, et je n'ai pas eu une égratignure. Avec quelle ferveur j'ai remercié la Providence de m'avoir ainsi préservé. Il s'en est fallu de peu que tu ne revoies pas le fils de mon père ! Sur ces entrefaits, arrivent les attaques. Il a fallu, avec ce groupe de brancardiers mutilé, organiser un service et faire un travail bien plus considérable et dangereux que ce qu'on avait fait jusque-là. Le médecin-chef arrivé au groupe qqs jours seulement avant l'attaque m'a chargé d'abord d'une moitié puis de la totalité du groupe ; je me suis trouvé à la tête  de 150 brancardiers qu'il fallait surveiller, commander, encourager, sans compter les voitures d'ambulance qu'on m'a données. J'ai mené pendant 15 jours une existence épouvantable ; je ne crois pas avoir passé dans ma vie une journée plus atroce que le -- septembre ; j'étais seul pour panser, évacuer des centaines de blessés ; la nuit a été dans le même style ; je t'assure que dans ces circonstances on ne songe guère aux obus ou aux balles, lorsqu'on voit tous ces malheureux qui vous supplient de les soigner, de les faire partir ; il faut avoir l'âme trempée par une année de campagne, pour ne pas perdre tout son sang-froid. Au cours des attaques, nous avons eu encore malheureusement des blessés et plusieurs morts parmi lesquels notre aide-major arrivé 3 ou 4 jours avant. Cette vie a duré pendant une dizaine de jours, après quoi nous avons eu une période moins troublée et enfin depuis une quinzaine de jours nous sommes au repos complet dans un charmant village d'où on entend à peine le canons dans le lointain.

Journal

 

page suivante