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Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC, "poilu" de la Grande Guerre |
Y penser toujours, n'en parler jamais |
Bien cher ami,
Je t'écris confortablement installé dans le cabinet de travail d'un ingénieur, devant une élégante cheminée où flambe une bonne souche de chêne. D'après ce petit tableau, tu dois te figurer que je trouve tout à fait à l'arrière. Détrompe-toi, je me trouve actuellement à 600 mètres des lignes allemandes. Mon rôle consiste pour aujourd'hui à assurer le transport de blessés d'un refuge au poste de secours et les expédier ensuite sur l'ambulance. Mes brancardiers sont logés très confortablement dans une ferme et, en face d'eux, j'ai jeté mon dévolu sur une coquette habitation abandonnée par ses propriétaires. Pour la 1ère fois depuis longtemps, j'ai pu écrire sur une table, assis dans un fauteuil et devant un bon feu. Tout à l'heure je vais me coucher sur un superbe matelas, chose dont je commence aussi à perdre l'habitude ; j'aurais même couché sur un lit au 1er étage, si une vilaine "marmite" n'avait il n'y a qqs jours enfoncé la maison en épargnant le rez-de-chaussée où je suis installé.
Ce matin une heure après mon arrivée, les Boches ont tenté une attaque furieuse, ce qui nous a valu d'entendre une fois de plus de la belle musique ; les balles sifflaient dans les rues du village ; un obus a même cassé les carreaux de ma maison ; je me suis fait ramasser par un colonel parce que je me dirigeais vers une partie du village particulièrement exposée. Dans la soirée, après une lutte de 5 ou 6 heures, les Boches ont été repoussés avec des pertes plus que doubles des nôtres ; qqs heures de silence relatif ! et puis voilà que, depuis la tombée de la nuit, ça recommence de plus belle ; j'ai les oreilles pleines du bruit des salves, des obus et des mitrailleuses ; j'y suis presque habitué et je vais peut-être m'éveiller lorsque ça cessera, de même que le meunier s'éveille quand son moulin s'arrête !!
Dans ces conditions là, la guerre présente un certain intérêt, plus que ces jours derniers où j'étais contraint de rester dans l'inactivité presque complète à notre cantonnement. J'ai eu cependant il y a quelques jours une très agréable émotion ; on est venu nous réveiller dans la nuit pour nous dire d'être prêts à filer dans une heure ; les Français tentaient une attaque très violente qui a d'ailleurs donné certaines résultats ; nous avons embarqué nos bagages en chantant la Marseillaise, le chant du Départ qui se mêlaient au bruit de la fusillade et de la canonnade dans la nuit ; c'était harmonieux et aussi émouvant.