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Clément CAMBOURNAC

Journal et lettres de Clément CAMBOURNAC"poilu" de la Grande Guerre

Y penser toujours, n'en parler jamais
contexte0

mon camarade Desgorces vient d’être tué ce matin à 1 200 mètres en arrière des lignes

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1er janv.  (1915)

A minuit Pouch presse le déclancheur de mon appareil photographique pour une pose aux petits oignons ; puis on s’embrasse cordialement et on entonne une tonnante Marseillaise suivie du chant des Girondins. Puis on se sépare après s’être souhaité une heureuse année. Après une courte nuit, je file sur Bimont où je passe une partie de la journée. J’en repars le soir à 3 heures ; dans le chemin j’entends dans la direction de Quennevière une formidable explosion qui dure environ une minute, un grondement effrayant avec des  renforcements de temps en temps ; est-ce une série de reelttes (??) ; mais c’est trop rapide pour ces gros lourdauds de Boches qui ne sont pas fichus de faire un tir aussi rapide. Attendons la suite ... Elle ne vient pas ; plus rien. Un peu plus loin je rencontre une voiture qui me mène à Ollencourt puis à Offémont. Le soir on sable le champagne offert par la nation et on fume le cigare de même provenance.

2, 3, 4, 5, 7 janv.

De service à Tracy. Je viens à peine d’arriver que j’apprends par deux de mes brancardiers que mon camarade Desgorces vient d’être tué ce matin à 1 200 mètres en arrière des lignes. Je cours au poste de secours où le Dr Marlata me confirme la terrible nouvelle. J’entre dans la salle où l’on a apporté le corps ; lui, qui, il y a quelques jours encore riait avec moi, qui m’invitait à sa table, avec une franche cordialité, le voilà, couvert de sang, mort au champ d’honneur pour la patrie, frappé en plein front par une de ces balles qu’on a le culot d’appeler “perdues”. Je prie de tout mon coeur pour que Dieu veuille bien le reconnaître parmi les siens, lui qui vient de verser son sang pour une noble cause. Et je ne puis m’empêcher de songer, que si pareille chose m’arrivait, au désespoir de mes chers parents, lorsqu’ils apprendraient la fatale nouvelle. Avec Pouch nous allons au poste de secours des tirailleurs pour avoir des renseignements. On nous apprends dans quelles conditions est mort le malheureux Desgorces, envoyé aux deuxièmes tranchées par un colonel inhumain qui aurait dû se rendre compte de l’inutilité de cette mesure. Les combattants paraissent jaloux de notre sécurité relative, très relative parceque la plupart de nos officiers surtout supérieurs savent bien se mettre à l’abri des balles, des obus et aussi des intempéries. Il est d’ailleurs évident que, en temps ordinaire, nous sommes autrement exposés que les combattants qui se terrent dans leurs tranchées, tandis que nous avons à passer dans des endroits balayés par les balles ou par les obus. L’abîme qui nous sépare des combattants est creusé encore un peu plus. Est-ce malheureux de voir en face de l’ennemi commun, des Français se détester cordialement. La guerre n’a même pas réussi à faire l’union de toutes les bonnes volontés. Le soir, je vais veiller quelques heures et prier pour mon pauvre camarade.

8 janv.

Retour à Offémont. Le soir, Pouch, Fica et moi nous allons à Tracy, assister aux obsèques de notre malheureux confrère ; de nombreux médecins de presque tous les régiments des environs y assistent, montrant bien l’esprit de solidarité qui anime le corps médical. Nous sommes réunis au poste de secours, lorsqu’un zouave vient nous apprendre que le commandant du bataillon de Degorces vient d’être tué. Bien que nous soyons tous habitués à voir la mort de près, cette terrible coïncidence cause une vive émotion ; pendant quelques minutes, c’est le silence tragique interrompu par l’arrivée de nouveaux confrères. L’heure est arrivée ; nous allons conduire Desgorces à sa dernière demeure ; nous nous séparons en nous échelonnant le long du convoi : les combattants seraient encore f.... de dire qu’il y a beaucoup d’oisifs et d’inutiles parmi les médecins pour qu’ils aient pu venir aussi nombreux ! Il est profondément triste d’en être réduits à de tels expédients. Au cimetière, le Dr Marlata médecin-chef des zouaves dit quelques mots d’adieu ; il ne peut pas terminer ; l’émotion l’étreint. Après lui, Valois vient bredouiller quelques phrases officielles ; un dernier adieu à notre cher camarade et tout est fini. Une victime de plus, dont la vie aurait peut-être été épargnée, sans que personne en souffre.


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